18

La chaleur.

« Le Soudan, il y a pas pire, dit Beulart, pas une goutte d’eau et Césarin qui tape. »

Beulart est un familier des dieux et des astres. Il appelle le soleil Césarin.

Assouan, dans la boucle du Nil : les berges s’émiettent en îles, les eaux sont planes, sillonnées de longues felouques aux voiles molles, des palmiers, du sable et des buildings. Sur une éminence : le tombeau de l’Aga Khan. Tout autour, des touristes grimpent sur des chameaux, se font photographier et redescendent.

« Ce sont toujours les plus gros qui montent, dit Claude. Il y a un fonds de sadisme profond chez les humains à l’égard de l’espèce animale. »

Nous débarquons. Le bateau vient d’accoster après les manœuvres habituelles. Nous laissons passer la horde et je m’arrête pile au ras de la passerelle.

Elle est trop étroite, une de nos roues serait dans le vide.

Mme Hélène court avertir le capitaine.

Il revient avec elle. Un matelot s’approche. Longues palabres.

« On ne va pas rester coincés là, dit Claude, je veux voir Assouan.

— Tu le verras, dis-je. S’il y a une seule planche de cinq mètres de long dans toute l’Égypte, nous la trouverons. »

Un bon quart d’heure. Le soleil tape. Pas de planche.

« J’en ai marre, dit Claude. Je veux descendre.

— Patience, dis-je, ils cherchent. »

Des hommes courent sur le quai, s’interpellent, nous regardent, regardent le bateau, calculent.

« Ne vous inquiétez pas, dit Mme Hélène, on s’occupe de vous.

— C’est ce qui m’inquiète », dit Claude.

Je scrute la jetée : un Nubien court ventre à terre, une planche sous le bras.

« Sauvés, dis-je. On descend. »

Le type arrive, hors d’haleine. Il bascule la planche vers le bateau. Il manque vingt bons centimètres. Abattement général.

« On va mourir là, je rentre dans la cabine. »

Un triangle de sueur colle la toile de ma chemise à mes omoplates. Il n’a jamais fait si chaud depuis le début. Difficile à évaluer, mais nous avons dû dépasser les trente degrés.

« Je féliciterai les responsables, dit Claude. J’ai fait tout ce voyage uniquement pour voir Assouan ; si je ne peux pas descendre, je fais un procès et ils me rembourseront les frais. »

Un des boys du bateau s’approche et se livre à une mimique éloquente. Je traduis.

« Il propose de nous porter.

— J’avais compris, dit Claude, je ne suis pas complètement abrutie.

— Ne t’énerve pas.

— Je ne m’énerve pas, je veux voir Assouan et je refuse d’être portée. Je ne suis pas un sac de grains. Je suis un être humain.

— Tu es en plus une emmerdeuse.

— Merci. Je me bats aussi pour tous les autres qui nous suivront dans les mêmes conditions.

— J’avais oublié que tu étais une pionnière. »

En bas, l’agitation continue.

Une demi-heure. J’ai l’impression que le soleil tourne.

« Je vais hurler, dit Claude. C’est peut-être ton calme qui m’exaspère le plus.

— Je savais que ce serait ma faute.

— J’ai plein de choses à faire dans cette ville, les souks sont superbes. Il faut que j’achète des épices, des tisanes, des parfums, un tapis pour Aricie, des colliers pour ma mère.

— Attention, voilà du neuf. »

Cette fois, ça y est. Une deuxième passerelle large comme un corridor. Nous pouvons y descendre côte à côte.

« Pas trop tôt, dit Claude, j’allais commencer à m’impatienter. »

L’arrimage est difficile. Un des matelots s’assomme à moitié, manque d’être englouti dans les eaux claires et se rattrape. Sourires avenants des marins : si ces messieurs-dames veulent bien se donner la peine…

Nous descendons à quai. Le soleil est brûlant. Nos pneus vont fondre.

« Je me suis renseignée, les souks sont là, juste en face. »

L’air est plus sec. Le désert. Je sens le Lawrence d’Arabie sommeillant en moi qui tressaille. Lawrence d’Arabie sur roulettes, un sujet pour un film comique.

Des calèches encore, des dattes fraîches par monticules sur les trottoirs, des marchands de babouches, de gâteaux huileux baignant dans du sucre en poudre…

« Des rahat-loukoums ! s’exclame Claude. J’ai promis des rahat-loukoums à la fille de garde du pavillon. »

Le retour.

Il est là, soudain, dans cette pensée d’achat qui te saisit. Ce voyage compte donc si peu pour toi que tu puisses envisager si facilement qu’il cesse… Deux jours encore. Bientôt, je pourrai compter les heures une à une. Peut-être tout cela n’a-t-il été qu’un immense jeu de dupes… Je n’étais que le compagnon rendant plus aimable ce voyage impossible… Non, ce n’est pas ça. Il y a eu tes élans, ces nuits au Caire, dans la cabine, notre connivence, cet accord que je n’avais jamais rencontré. Nous ne rentrerons pas semblables, ce n’était pas qu’une halte, tu ne retrouveras pas plus l’amant d’autrefois que je ne retrouverai Andrée et l’enfant.

« Qu’est-ce que tu as ? »

Je n’ai rien. Et puis tu as bien le droit de prévoir un avenir où je ne serai pas. Tu seras debout, si tu le veux. Nous ne nous sommes jamais promis de terminer nos vies ensemble. Pourquoi l’aurions-nous fait ?

Voici les ruelles des souks, l’entassement des tapis de prière, les cuivres en vrac dans la poussière. Des gosses courent devant nous pour dégager le chemin. Les marchands nous appellent. Les murs se resserrent.

Elle hume le vent comme un chien de chasse, tourne à angle droit.

« Voilà ce qu’il me faut. »

Des essences. Les fioles de parfum grimpent jusqu’au plafond. Toutes les fleurs de l’univers macérées dans l’huile : roses, œillets, jasmins…

« Tu n’aimes pas celle-là ? »

Elle me passe un nouveau flacon sous le nez, ce doit être le cinquantième. Je ne fais plus la différence, tout se confond dans une vapeur doucement sucrée, un peu écœurante. Le vendeur fait apporter le thé, il a senti la bonne cliente.

Depuis un moment, ses yeux se sont posés sur une étagère où trône un grand bateau de bois. Des petits marins sont à la rame, sur un dais : Anubis, le dieu chacal. Nous en avons vu d’à peu près semblables au musée du Caire.

Elle me pousse du coude.

« Comment tu trouves ça ? Une merveille, non ? »

Je sens approcher la catastrophe.

« Qu’est-ce que c’est, ce bateau ? »

J’adore quand elle prend cet air faussement détaché. Un enfant de quatre ans a déjà compris qu’elle l’emportera même si elle doit ramper sur les coudes pour y arriver.

« Pas à vendre. Très très ancien, ça vient des fouilles. »

L’Égyptien est sympathique mais retors. Ses lèvres ourlées arborent un sourire permanent. On n’a pas fini de rire.

« Tu le trouves pas beau ?

— Je le trouve long. »

Très long. À se demander s’il va rentrer dans l’avion. Pas loin d’un mètre cinquante et pas question de le mettre avec les bagages dans la cale, il a l’air assez fragile.

Première demi-heure de parlote. Elle a pour résultat de faire descendre l’objet de son étagère jusqu’à nos pieds.

Claude scrute chaque rameur, chaque dessin sur la coque.

« Regarde, même les rambardes sont sculptées. »

Je me demande dans quel coin de la ville ils fabriquent ça. Au fait, il est actuellement à vendre. Le prix est approximativement celui d’un yacht de dimension moyenne, équipage compris. Le vendeur sourit toujours mais ne baisse pas.

« Tu n’as pas l’air très enthousiaste.

— Si, si, dis-je, il est très beau, mais c’est pour le transport que…

— Ce n’est pas un problème. »

Parfait. Je me noie dans le thé et les cigarettes. Leurs voix me parviennent à peine à présent.

Dehors, c’est la foule : les charrettes des ânes, les couffins pleins de fruits et de grains, les femmes voilées… Ne pas penser à Andrée, au premier regard qu’elle aura. Je n’avais pas le droit de lui faire cela, et je ne pouvais pas ne pas le lui faire. Qu’a été cette semaine pour elle ? Comment peut-on vivre une telle chose ? Cela ne sert qu’à m’empoisonner les heures qui restent. Il y a cette réalité : l’Égypte, Assouan autour de moi, et ce faux ancien bateau. Où en sont-ils ?

Le marchand laisse échapper des gémissements plaintifs mais reste toujours souriant. L’affaire semble faite. Elle est faite. Claude n’arrive pas à cacher le triomphe dans ses yeux.

« Cinquante livres, dit-elle.

— Marchande les pyramides, on ne sait jamais. »

Encore un verre de thé. Nous émergeons dans le soleil. Qui c’est qui a une barque mortuaire sur les genoux ? Très pratique.

Nous choisissons une ruelle calme pour regagner le bateau. Claude sifflote, ravie. La ruelle est calme mais en terre battue. Il y a des cahots. Premier cahot. Petit bruit sec : le rameur de tête s’est détaché. Je le ramasse.

Elle regarde, inquiète.

« Fais attention. »

Je renifle la blessure du bois. Il me semble que la figurine a déjà été collée. Je me demande si les Anciens avaient déjà inventé la seccotine. Elle l’enveloppe dans un mouchoir et me rassure : « Je le recollerai, ce n’est pas grave. »

Deuxième cahot, la tête d’Anubis se détache.

Elle la ramasse sans un mot et la range avec le marin.

« Roule derrière moi, il reste deux cents mètres à faire. »

Troisième cahot, un bras tombe.

« Il y a des progrès, dis-je, ils ne tombent que par morceaux. »

Je l’entends grincer des dents.

« À mon avis, le prochain qui s’en va, c’est celui qui est debout à l’avant. J’ai l’impression qu’il cherche à quitter le bord depuis le début.

— Donne-moi ça. »

Avec précaution, nous transvasons l’objet de mes genoux sur les siens. Le gouvernail reste avec moi. Je le lui tends sans un mot.

« À mon tour de ramasser, dis-je. Ne t’inquiète pas. »

Elle démarre. Chute d’une main de tribord.

« Je n’ai même pas bougé, proteste-t-elle, c’est de la sorcellerie.

— Il faudrait un sac, dis-je, je n’arrive plus à les tenir tous. »

Nous progressons centimètre par centimètre.

« Remarque, dit-elle, si ça casse aussi facilement, c’est que ça doit être très vieux.

— C’est une satisfaction. »

Je ramasse deux rames, une moitié de mât, une tête au regard ébahi et deux paires de bras gauches.

Nous avons parcouru dix mètres.

« Nous devrions arriver avant la nuit, dis-je, les autres vont encore s’inquiéter. »

Nous progressons : deux mètres, et je n’ai ramassé qu’une oreille de la figure de proue.

« Tout va bien, dis-je, ce qui devait tomber est tombé. Cet esquif bricolé est l’image même de notre lamentable vie. »

Voici les quais. Les choses vont mieux sur l’asphalte.

Dans la cabine, en l’entourant de tous les soins d’ordinaire réservés aux grands brûlés ou aux prématurés, elle dépose son acquisition sur le lit et contemple le spectacle.

« Il a gagné en sobriété, dis-je.

— Je vais te taper dessus. »

Nous étalons avec précaution tous les éléments fugitifs sur la couverture. Je les compte : il y en a dix-sept.

« Le plus curieux, dit-elle, c’est qu’il paraissait assez solide. Il faut que je trouve de la colle.

— Je sens qu’une grande nuit d’amour se prépare. »

Ses bras m’enserrent soudain.

« Je me demande comment tu peux me supporter ? »

La nuit est venue. La dernière felouque quitte Éléphantine et glisse sur l’huile grise du Nil. Pas un souffle d’air. Le désert est derrière, le sable qui est la forme palpable du silence… Bon, allez, je l’aime. Il faut quand même bien me le dire une bonne fois pour toutes.

« Je crois que c’est parce que je ne me pose pas la question. »

Elle m’embrasse. Je lui montre l’esquif.

« Pas de mouvements brusques, dis-je, il reste des matelots sur le pont. »

Elle resserre son étreinte.

« Je m’en fous, dit-elle, tant pis pour eux. »

 

 

 

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous accuser réception, par la présente, de votre courrier du 21 courant.

Qu’est-ce que c’est que cette lettre ? Je suppose et j’espère que tu ne cesses plus d’être rouge de confusion après avoir écrit des inepties pareilles. Je n’ai pas envie de discuter ce soir avec toi parce que tu me parais singulièrement buté sur la question. Sache donc que, tout bien réfléchi et n’ayant eu pour toi qu’un emballement passager, je n’ai pas du tout l’intention de passer ma vie à pousser la voiture d’un individu aussi sinistre que toi, et le premier grand blond aux yeux de velours qui passe, tu peux souhaiter que je ne le rencontre pas dans une descente, car tu pourras mettre les freins.

Sérieusement, Pierre, qu’est-ce qui se passe ? Tu me fais un caprice ? C’est le coup de téléphone de vendredi ? Tu devrais pourtant savoir ce que c’est que les premiers effets des barbituriques, cela n’engage guère à la conversation. Bref, tu es insupportable. Bravo pour ton expression « poids mort », c’est de très bon goût. Quant à la quantité de fautes d’orthographe, bravo ! Nous battons des records, élève Formier, il va falloir me revoir la règle des participes passés. En retenue, jeudi, quatre heures. Tenons le coup, mon amour. Je t’en prie, ne lâche pas. Ne me lâche pas.